Plaidoyer pour une plus grande diversité musicale en ligne
Cette version du Plaidoyer est préliminaire et en cours de bonification, vous pouvez découvrir le projet ici. Suite aux consultations, une lettre ouverte et une page web interactive seront créées à partir de cette version.
PLAIDOYER POUR UNE MEILLEURE DÉCOUVERTE DES MUSIQUES DU MONDE FRANCOPHONE, DE LEURS CULTURES ET DE LEURS LANGUES
S’écouter et s’unir… pour faire découvrir et valoriser la riche diversité de nos voix en ligne
La consommation de musique numérique sur les services de diffusion en continu à travers le monde augmente d’année en année, à la fois en termes de volume d’écoute et de nombre d’utilisations, franchissant même récemment le cap d’un demi-milliard d’abonnés au streaming payant. Selon la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI), en 2023, on consacre en moyenne près de 21 heures chaque semaine à écouter de la musique et plus de la moitié de ce temps d’écoute (59%) se fait via les services de diffusion en continu tels que Spotify, Apple Music, Deezer, YouTube et TikTok1.
Le paradigme de la découvrabilité : algorithmes versus diversité
Si les plateformes d’écoute, à travers des fonctionnalités de recherche sur le catalogue, réussissent à satisfaire les besoins des amateurs de musique en leur permettant de facilement trouver la musique qu’ils recherchent et qui correspondent à leurs univers et goûts musicaux, elles échouent à favoriser la véritable découverte, la consommation et l’ouverture à une plus grande diversité de genres musicaux, dont la musique francophone ou les musiques dites du monde. En effet, la disponibilité de ces musiques sur les catalogues quasi infinis des grandes plateformes ne garantit pas leur accessibilité, leur visibilité et leur découvrabilité puisque sur un marché mondial devenu extrêmement concurrentiel, l’écoute de musique en ligne se concentre sur un nombre réduit d’artistes populaires.
Le poids des algorithmes et leur impact sur la recommandation musicale
En rendant par exemple plus visibles les tendances musicales du moment et les préférences des autres consommateurs par rapport à ce qui est le plus populaire ou le plus écouté, les plateformes orientent l’attention collective vers les mêmes artistes et les mêmes titres les plus populaires. L’écoute est ainsi influencée par le rôle prégnant que jouent les algorithmes de recommandation musicale qui s’imposent progressivement comme la première source de découverte de musique2. Le problème qui se pose aujourd’hui est que les systèmes de recommandation algorithmiques contribuent davantage à la mise en valeur des courants musicaux dominants et des contenus internationaux jouissant déjà d’une certaine popularité au détriment des contenus francophones nationaux ou locaux, de faible notoriété.
Une diversité menacée par les « bulles musicales » ?
Ainsi, sur les plateformes mondiales, la proportion de l’auditoire qui consomme la musique francophone et les musiques dites du monde demeure très marginale comme l’illustrent les nombreuses statistiques qui indiquent aussi bien une faible part en streams qu’en part en titres pour ces musiques dans les classements et palmarès (notamment les Top) des musiques les plus écoutées. L’auditoire demeure donc enfermé dans une bulle de chansons similaires et n’est pas suffisamment exposé à la diversité de l’offre musicale dont se targuent les catalogues des services de diffusion en continu de musique ; ce qui tend aussi à créer des écarts entre les hits et les succès d’un côté et les artistes ou titres moins connus, moins exposés et donc moins découvrables de l’autre côté. La diversité de l’offre sur ces plateformes ne se reflète donc pas dans le manque de diversité au niveau de ce qui est consommé.
Garantir l’équité et la visibilité des contenus culturels francophones
Comment dès lors garantir que la grande diversité des expressions culturelles créées, produites et diffusées en ligne soit, de manière effective et équitable, accessible, visible, découvrable à tous et partout, en tout temps ? Quelles sont par exemple aujourd’hui les chances pour qu’un contenu musical francophone disponible en ligne soit facilement découvert par un auditeur qui n’en connaissait pas l’existence ou qui ne le recherchait pas précisément ; si ce contenu n’est pas suffisamment mis en valeur ou recommandé ? La possibilité pour les individus de découvrir, d’accéder, de consommer et de partager ou diffuser dans sa langue les contenus reflétant sa culture et son identité sur n’importe quelle plateforme au monde devrait être reconnu comme un droit.
Si on n’y prend pas garde, à court terme, les processus de recommandation automatisée basés sur des logiques et critères de rentabilité économique et de séduction de la masse, qui ne favorisent que les plateformes et les artistes les plus connus et des pays culturellement dominants, contribuerait à une déshumanisation de la découverte musicale, avec des logiques d’anticipation en continu et de fabrique prescriptive de nos goûts et désirs, ne laissant plus aucune place à la sérendipité, à la curiosité et à la « vraie » découverte.
L’Importance de la diversité culturelle pour la francophonie
Face aux risques et menaces ainsi exposés, la diversité des voix et des expressions culturelles constitue, de toute évidence, une opportunité pour garantir la vitalité et la survie d’une francophonie créatrice et culturellement riche, en promouvant les œuvres et contenus nationaux/locaux qui sont porteurs d’identités culturelle et en assurant leur exportation et leur rayonnement sur des marchés internationaux. Il est donc extrêmement important que cette diversité culturelle et linguistique soit bien représentée et soit découvrable en ligne.
Un appel à l’action : défendre et promouvoir la diversité francophone en ligne
S’appuyant sur tous ces constats, nous reconnaissons et réaffirmons en tant que Collectif de la société civile, la nécessité de soutenir et d’assurer la diffusion, l’accès et la découvrabilité d’une diversité d’expressions culturelles (diversité de voix, d’œuvres et de talents musicaux, entre autres) de l’espace francophone dans l’environnement numérique, afin de contribuer au renforcement du dialogue interculturel et de la cohésion sociale, par le biais d’une plus grande altérité musicale et artistique.
Parce que la diversité des contenus en ligne est plus que jamais cruciale pour notre souveraineté culturelle, nous devons passer de l’indignation à un sursaut de dignité, en agissant collectivement maintenant pour s’assurer de garantir aux populations des pays francophones et du monde entier d’avoir accès plus équitablement et de mieux découvrir une large variété de contenus internationaux, nationaux, locaux qui contribuent à leur enrichissement culturel.
Au cours des prochains mois, nous constituerons une table de concertation internationale afin de définir les engagements, les mesures/actions concrètes et les bonnes pratiques dont peuvent s’inspirer les géants de l’industrie numérique (incluant les entreprises propriétaires de plateformes et les acteurs de développement de l’IA), les gouvernements, et les Organisations internationales, pour assumer leurs responsabilités en matière de promotion de l’accès et de la découvrabilité d’une plus grande diversité linguistique de contenus culturels en ligne.
Nous amorcerons également une vaste réflexion avec des acteurs clé à la pointe de la recherche et de l’innovation en matière de numérique et d’intelligence artificielle, et provenant de divers horizons de la francophonie, pour aboutir à un consensus autour des indicateurs de mesure de la découvrabilité et de la recommandation diversifiée de contenus sur les plateformes.
Soucieux de l’intérêt public et des choix déterminants à faire pour le futur de nos sociétés dans un contexte où le rapport de forces international semble tourner à l’avantage des géants du Web guidés par leurs seuls intérêts économiques, nous lançons un appel à tous les États et gouvernements ainsi qu’aux Organisations internationales à élaborer et faire appliquer des politiques publiques, des lois, des règlements et mesures proactives en matière de découvrabilité culturelle, de soutien à la transformation numérique des industries culturelles et créatives (surtout dans les pays francophones du Sud), de régulation des plateformes et d’encadrement du développement de l’IA (en particulier l’IA générative et ses implications et impacts sur la rémunération et les droits d’auteur, sur les processus créatifs, ainsi que sur l’exploitation ou l’intégration non autorisées de grandes quantités d’œuvres et de contenus de haute qualité à des fins d’entraînement des modèles de langage).
Nous sommes également convaincus que l’éducation culturelle et artistique constitue une des clés pour aider à comprendre et apprécier la diversité, tout en stimulant un sentiment de tolérance et d’ouverture aux autres cultures. En effet, c’est dès l’école primaire qu’il faut développer la sensibilité culturelle et préparer les jeunes publics de demain à prendre contact et à développer le goût de découvrir la production artistique de leur temps et à s’auto-identifier à leur propre culture. Le rôle éducatif et social, mais aussi de transmission de mémoire que jouent les institutions culturelles telles que les bibliothèques, musées et autres pôles de création et de diffusion culturelle et artistique, doit être soutenu et renforcé à ces fins de mise en valeur et de découvrabilité des cultures et patrimoines d’ici et d’ailleurs.
L’avenir dépendra de notre capacité collective à ne pas abdiquer, mais plutôt à résister face aux hiérarchies culturelles que tentent de nous imposer les plateformes hégémoniques. C’est le moment de redoubler de vigilance pour ne pas abandonner nos musiques et nos cultures francophones à une économie de marché complètement dominée par quelques entreprises transnationales qui, au-delà de nous faire des suggestions ou des recommandations, imposent à notre attention et nous dictent ce qu’il faut consommer avant tout dans leur intérêt (et pas toujours dans notre intérêt, ni dans celui de nos cultures ou de nos langues). Les services de diffusion en continu de musique doivent par exemple comprendre que soutenir la diversité des cultures nationales et locales en favorisant leur découvrabilité ne bouleverse en rien l’équilibre, au détriment des intérêts de l’industrie musicale et des amateurs de musique.
Nous demandons donc à ces entreprises de mieux se soucier (car c’est aussi dans leur intérêt d’un point de vue ) d’offrir aux artistes et aux individus (consommateurs de culture et usagers de leurs plateformes) des moyens d’exprimer leur humanité́, leurs émotions et leurs valeurs, de se reconnaître ou d’affirmer leur identité, et de s’unir dans la diversité, en accédant et en partageant des formes variées d’expression culturelle, de modes de pensée, d’histoires et de langues, véhiculées entre autres à travers les musiques diversifiées des pays, peuples et communautés constituant le monde francophone.
C’est uniquement à ces conditions que la francophonie pourra tirer pleinement parti des possibilités offertes par une meilleure mise en valeur, une découvrabilité et une accessibilité accrue de ses cultures et langues plurielles dans l’environnement numérique. Plutôt que de subir les changements qui surviennent et qui font craindre une tendance à l’uniformisation et à la standardisation culturelle et linguistique (surtout à l’ère de l’IA générative), il importe de demeurer mobilisés, chacun dans l’exercice de ses responsabilités, pour mener un combat nécessaire, notamment si nous ne voulons pas perdre les acquis de longue date en matière de protection et de promotion de la diversité des expressions culturelles.