Valoriser les artistes de la diversité et accroître la découvrabilité de leurs musiques à l’ère des plateformes numériques

L’étude commandée par les Productions Nuits d’Afrique (PNA) et réalisée par La Percée et l’Observatoire des réseaux et interconnexions de la société numérique (ORISON/UQAM) entre 2020 et 2021 met en lumière les défis rencontrés par les artistes issus de la diversité, notamment ceux des « Musiques du monde ». Elle analyse la reconnaissance, la visibilité et la découvrabilité de leurs créations sur les plateformes musicales, en particulier dans un contexte de domination des cultures musicales occidentales.
L’étude explore les perceptions et pratiques des acteurs de l’industrie musicale canadienne, ainsi que les stratégies de promotion, de catégorisation et de classement des « Musiques du monde ». Elle examine également l’ontologie de ce genre musical et les dynamiques de circulation dans l’univers numérique, en mettant en évidence les tensions entre les cultures musicales du « monde occidental » et celles du « reste du monde ».
Elle démontre que, bien que les nouvelles technologies et la numérisation aient facilité la création et le partage des « Musiques du monde », ces œuvres restent largement invisibilisées. Seule une petite minorité d’artistes, surtout ceux originaires d’Afrique, parvient à rayonner à l’international en dehors des festivals « Musiques du monde ». Par ailleurs, les algorithmes de recommandation et les systèmes de rémunération des plateformes ne favorisent pas les artistes des petits marchés culturels.
Les principales questions abordées par l’étude sont :
- La catégorisation des « Musiques du monde » est-elle encore actuellement assez pertinente pour permettre d’en saisir la diversité des sous-genres musicaux qui la composent et d’en distinguer l’authenticité et les particularités des artistes dont les œuvres sont identifiées à ce répertoire d’objets musicaux?
- À l’heure où l’offre musicale en ligne devient pléthorique et fragmentée sur différentes plateformes, comment le processus de catégorisation des « Musiques du monde » pourrait-il redéfinir les modalités de découverte musicale tout en contribuant à mieux valoriser et accroître la visibilité et la recommandation des artistes de la scène musicale canadienne issus de la diversité ou des artistes internationaux (originaires d’Afrique, des Antilles/Caraïbes ou de l’Amérique latine) actifs dans le milieu des « Musiques du monde » au Canada et au Québec.
Dans un pays multiculturel comme le Canada, les « Musiques du monde » jouent un rôle clé dans l’éducation artistique, en offrant aux jeunes une ouverture sur des cultures musicales variées. La mondialisation a permis de brouiller les frontières entre le local et le global, et la consommation des « Musiques du monde » s’inscrit dans cette dynamique de rencontres et de métissage culturel.
Les artistes de « Musiques du monde », qu’ils chantent en créole, en brésilien ou en lingala, revendiquent une identité artistique qui dépasse les catégories industrielles.
Cependant, l’appellation « Musiques du monde » est perçue par certains comme une simplification réductrice des nombreuses expressions culturelles qu’elle regroupe. Les récentes évolutions, comme le renommage des Grammy Awards de « Best World Music Album » en « Best Global Music Album », illustrent cette remise en question des définitions traditionnelles.
L’étude met également en lumière les enjeux liés à la visibilité de ces musiques sur les plateformes de streaming. Les genres dominants comme le rap ou la pop occupent une place prépondérante, laissant peu de place à la diversité musicale. Les algorithmes, bien qu’efficaces, favorisent souvent les produits populaires au détriment des styles moins mainstream.
Les stratégies pour améliorer la découvrabilité des « Musiques du monde » passent par une meilleure structuration des recommandations musicales et l’engagement de curateurs de contenu.
L’industrie doit également redéfinir les catégories musicales pour mieux refléter l’évolution de ces musiques, souvent fusionnées et transnationales.
Les entretiens menés dans le cadre de l’étude révèlent ainsi plusieurs enseignements clés :
- La production géographiquement éparse des « Musiques du monde » pose un problème à leur ancrage local ou territorial. Ces musiques semblent toujours être des musiques, à la fois, internationales et locales. Or, la quête de visibilité n’est pas souvent tournée vers les publics locaux/nationaux déjà fidélisés, mais plutôt vers les nouveaux publics à conquérir au niveau des marchés occidentaux.
- Il existe une relation généalogique entre les « Musiques du monde » et d’autres catégories musicales qui, au-delà d’une distinction stylistique, a tendance à exacerber le caractère exotique de ces musiques pour les utiliser comme faire-valoir auprès du grand public occidental en quête de renouvellement de son expérience de découverte musicale.
- Bien que l’offre musicale soit abondante en ligne, les artistes de la diversité canadienne peinent à se faire connaître. Les obstacles à leur visibilité en ligne sont liés à la catégorisation des œuvres dans les « Musiques du monde ».
- Le potentiel de découvrabilité des « Musiques du monde » pourrait augmenter si les curateurs humains et les algorithmes des plateformes mettaient ces musiques en valeur parmi les millions de titres. Des stratégies doivent être élaborées pour capter l’attention et s’imposer dans les recommandations.
- Les artistes du monde font désormais preuve d’une diversité créatrice pour s’affranchir d’un champ sémantique spécifique et pour déconstruire leur appartenance à une catégorie figée à laquelle iels ont toujours du mal à s’auto-identifier, en composant des mashup et des mélanges musicaux très originaux. Pour ces artistes qui savent s’adapter aux temps nouveaux et à des publics étrangers, leur inscription dans la modernité n’est plus perçue comme une perte d’authenticité comme autrefois; surtout lorsque cette modernité se nourrit simultanément de brassages transnationaux et de traditions musicales fortes, liées à leur pays d’origine et au socle de leur identité culturelle.
- Les différents artistes interrogés, bien que participant activement à différents festivals, événements culturels nationaux/internationaux et concours/prix labellisés « Musiques du monde » se sentent pour la plupart appartenir à des univers stylistiques qui transcendent une seule catégorie. Leur appartenance multiple est aussi associée plus à leurs origines culturelles plutôt qu’aux attributs géographiques et linguistiques de leurs œuvres. À cet égard, il est noté à plusieurs reprises que le fait de chanter dans une langue minoritaire (créole, brésilien portugais, wolof, lingala, malinké, bambara, minan, swahili, etc.) est avant tout fait dans une logique d’authenticité artistique, mais cette logique semble être reniée par les logiques propres à l’industrie qui catégorisent ces contenus de fait dans les « Musiques du monde ». Ainsi, faire du Hip-Hop ou de la musique électronique dans une langue africaine est labellisée comme « Musiques du monde » et non comme musique urbaine.
- La catégorie « Musiques du monde » est une catégorie par défaut imposée par l’industrie. Les stratégies actuelles obligent les artistes à adapter leur musique pour les marchés occidentaux, comme en traduisant leurs chansons ou en collaborant avec des artistes anglophones.
- Les revenus des artistes dépendent de leur succès en ligne, mesuré par le nombre d’écoutes ou de likes.
- De nombreux artistes soulignent que, hors des plateformes de streaming, leurs œuvres sont peu écoutées. Leur capacité à atteindre de nouveaux publics passe par la mise en récit de leur parcours personnel et migratoire, plutôt que par la valorisation de leur démarche artistique.
- Les dynamiques de circulation et de réappropriation des sonorités mondiales contribuent à réinventer les « Musiques du monde ». Des genres comme la cumbia digitale attirent un public jeune grâce aux nouvelles formes d’écoute, telles que les vidéos courtes et le livestream.
L’étude complète est disponible en cliquant sur le lien « Télécharger le pdf » au début de cette publication.